votation du 22 septembre

«L'obligation du service militaire est contraire à l'idée libérale»

 

 

  Reiner Eichenberger – influent économiste,
  professeur à l'Université de Fribourg,
  soutient le texte du GSsA, qui poursuit à son sens
  «un but raisonnable»

  (photo : Pierre-Yves Massot/Arkive.ch)

 

Yves Petignat

Professeur ordinaire de théorie de la politique économique et financière à l'Université de Fribourg, influent économiste, très présent dans le débat politique en Suisse alémanique, Reiner Eichenberger fait partie de ces esprits libéraux qui militent depuis plusieurs années pour une armée de milice volontaire. Il a défendu cette idée dès 1991, dans un rapport pour l'armée.

 

Le Temps: Vous êtes professeur d'économie, libéral convaincu. Comment conciliez-vous vos convictions avec le soutien de l'initiative du GSsA ?

Reiner Eichenberger: Le principe même du libéralisme repose sur l'idée que toute forme d'obligation doit être justifiée. L'obligation du service militaire restreint considérablement la liberté de chacun. C'est pourquoi un esprit vraiment libéral doit se poser la question si ce système de milice obligatoire est compatible avec la liberté individuelle. Je m'inscris directement dans la lignée de Milton Friedman, qui considérait dans les années 1970 que ses interventions en faveur de la fin de la conscription aux Etats-Unis avaient été sa contribution essentielle en politique. Dans une expertise pour l'armée, j'ai d'ailleurs dès 1991 proposé de remplacer l'obligation de servir par un service volontaire. L'engagement volontaire, c'est vraiment un acte libéral.

Mais vous ne craignez pas d'être assimilé au GSsA, dont l'objectif est la suppression de l'armée ?

– Ces accusations sont stupides. Je suis clairement en faveur du maintien de l'armée. Mais la réflexion sur l'armée dans la droite libérale est catastrophique. Sans aucun lien avec la pensée libérale. Moi, je souhaite une armée la plus forte, la plus efficace, mais aussi la plus économique qui soit pour les finances publiques et l'économie. D'un point de vue militaire, mais aussi du point de vue économique, une milice volontaire serait la meilleure armée pour la Suisse.

Mais une telle armée de volontaires serait-elle vraiment apte à remplir ses missions ?

– Bien sûr. Dans le Rapport de politique de sécurité de 2010, le Conseil fédéral dit clairement que 22'000 hommes suffisent à remplir les tâches essentiellement militaires, celles de la défense. Et, si aujourd'hui les effectifs de l'armée atteignent 150'000 soldats, ce n'est pas en fonction des missions, mais uniquement parce que ces hommes ont l'obligation de servir. Et que chaque année 20'000 jeunes sont appelés au recrutement. Et c'est pourquoi nous avons une armée pléthorique. Ses chefs cherchent péniblement ce que leurs hommes pourraient bien faire. Mais cela coûte très cher à l'économie.

Avez-vous calculé le coût du système actuel pour l'économie?

– En effet. 150'000 hommes qui régulièrement sont appelés en cours de répétition, pour un total d'environ 6,2 millions de jours de service par an, ce sont des coûts qui ne figurent pas dans le budget fédéral. En admettant que la production de valeur horaire moyenne soit de plus de 70 francs, cela provoque un manque pour l'économie nationale de plus de 4 milliards de francs chaque année.

Cela pèse sur le PIB de la Suisse ?

– Bien sûr. Si vous avez 150'000 hommes qui sont régulièrement absents de leur poste de travail, cela pèse sur la croissance nationale. Mais les principaux contributeurs sont évidemment les soldats eux-mêmes. Avec l'école de recrues et les cours de répétition qui se concentrent essentiellement entre 20 et 26 ans, ceux qui sont mis à contribution, ce sont les jeunes en formation ou en études, voire à la recherche d'un premier emploi. Ils ne touchent pas encore de salaire mais doivent accepter du retard dans leurs études ou de repousser une première embauche. Et cela n'apparaît pas dans les statistiques.

Avez-vous des témoignages de chefs d'entreprise qui estiment que le système actuel les pénalise ?

– Oui, bien sûr. Mais, aujourd'hui, un tiers des jours de service est accompli dans les écoles de recrues, par des gens qui, dans les faits, en supportent eux-mêmes les conséquences en termes de retard dans les études ou dans leur promotion. Ces jeunes sont moins indispensables aux entreprises que des salariés, spécialistes ou cadres, expérimentés qui ont plusieurs années dans l'entreprise. C'est ce qui a motivé l'économie pour pousser au changement de système.

On limite donc le poids sur une petite tranche de la population...

– Oui. Et c'est une des raisons pour lesquelles le GSsA n'aurait absolument plus de chance de supprimer l'armée entièrement. Ses initiatives de 1989 et 2001 pouvaient compter sur les gens de plus de 30 ou 40 ans, leurs familles, qui trouvaient le système absurde et lourd. La jeune génération du GSsA, celle des 20-28 ans qui est la plus concernée, n'a pas de réseau, est mal organisée politiquement et les jeunes de moins de 30 ans votent moins que leurs aînés. Le GSsA sent bien qu'il perd de l'influence. C'est pourquoi le GSsA a modifié sa stratégie vers un but raisonnable. Mais, si l'initiative devait passer, le GSsA risquerait aussi de perdre sa raison d'être, car alors plus personne n'aurait de raison de soutenir la suppression d'une milice volontaire qui serait l'armée idéale pour la Suisse.

L'armée d'aujourd'hui est-elle encore efficiente ?

– Avec un effectif de 150'000 hommes, pléthorique aux yeux mêmes du Conseil fédéral, vous devez former chaque année 20'000 recrues qui ne restent incorporées que quelques années. C'est un investissement lourd pour trop peu de temps. Vous avez une armée jeune, trop jeune. Certes physiquement en pleine forme, mais vous n'avez pas les spécialistes indispensables qui ont derrière eux des années d'expérience. Or, les missions de combat ont perdu de leur importance au profit de la maîtrise technologique de gens bien formés, au psychisme plus stable. Avec une armée de milice volontaire, vous aurez des gens motivés susceptibles de servir sur une longue période.

Combien d'années ?

– Selon moi, les gens, en fonction de leurs spécialités, devraient pouvoir servir volontairement dans les âges de 20 à 50 ans, avec une courte mais intensive formation de base et des cours de répétition. La moitié de l'armée américaine est basée sur ce système. A côté des engagés professionnels, la Garde nationale est une milice volontaire qui a été aussi engagée en Irak ou en Afghanistan. Ses membres suivent une courte formation de base de 14 semaines et consacrent deux semaines de cours de répétition par an et dix week-ends. En Suisse, on n'aurait pas besoin d'en faire autant. On pourrait se satisfaire d'un cours de répétition de deux semaines par an entre 20 et 26 ans, avec cinq week-ends de formation, et après encore un cours de deux semaines tous les deux ans et 3 week-ends par an pour maintenir le niveau.

Mais aurions-nous assez de volontaires ?

– Oui, mais naturellement cela dépendra de l'attractivité du service. Aujourd'hui déjà, on voit bien, avec les officiers et sous-officiers, qu'il y a en Suisse des gens prêts à en faire plus que le service obligatoire. Naturellement ces volontaires devront être payés, par exemple avec l'allocation pour perte de gain. Selon moi, une armée de 50'000 hommes serait largement suffisante, comparée aux pays européens, comme la Suède, la Belgique ou la France. Si l'on compte que ces engagés seraient à disposition, naturellement de manière épisodique, durant une vingtaine d'années, recruter 2'500 personnes par an ne serait sûrement pas insurmontable, mais plutôt facile.

Que répondez-vous à ceux qui disent que supprimer l'obligation de servir, c'est tuer l'esprit de milice à la base du système politique suisse ?

– C'est absurde. Nulle part, dans les exécutifs et parlements communaux, cantonaux et nationaux, on n'est obligé de s'engager. Les gens le font volontairement, mais souvent avec des belles compensations monétaires. C'est cela le véritable esprit de milice. L'esprit de milice, c'est d'accepter volontairement – sans ou avec compensations – des charges pour la communauté à côté de sa profession. Pas d'y être contraint.

Vous reprochez au système actuel une inégalité croissante face à l'obligation de servir...

– Oui. C'est vraiment inquiétant de voir que finalement à peine 30% des jeunes hommes d'une classe d'âge accomplissent la totalité de leurs obligations militaires. On peut presque dire que déjà aujourd'hui nous avons une armée de volontaires quand on voit les facilités d'exemption. Mais l'état d'esprit est négatif, puisque l'on cherche à échapper à une obligation. De plus, les différences sont très impressionnantes si l'on compare les cantons. Les Genevois, par exemple, font beaucoup moins de jours de service que les Valaisans ou la moyenne des Alémaniques. Je crains aussi l'inégalité toujours plus forte entre Suisses et étrangers. Il y a toujours plus d'étrangers dans les entreprises. Et eux n'ont pas l'inconvénient de devoir partir trois semaines en cours de répétition. C'est une injustice. Les jeunes hommes suisses risquent ainsi d'être défavorisés dans leur début de carrière face à leurs collègues étrangers ou aux femmes, que l'on encourage et qui font des enfants toujours plus tard. Pourquoi les jeunes hommes suisses seraient-ils alors les seuls à devoir assumer ces obligations? Vous verrez que, dans quelques années, ce problème nous contraindra à revoir l'obligation de servir.

 

 

© Le Temps du lundi 12 août 2013