DANGEREUSE INCANTATION

éditorial - RACHAD ARMANIOS

Prison

«On ne va pas arrêter d'arrêter !» Élu sur ses promesses sécuritaires, Pierre Maudet répète inlassablement son incantation. Qui n'est pas du vent: régulièrement, les médias se font l'écho d'un nouveau record de surpopulation à Champ-Dollon. Avec les graves difficultés que celle-ci engendre: cellules bondées, gardiens épuisés... Mais pour le conseiller d'État, Genève serait encore dans les limites de l'admissible. La police et la justice peuvent donc bourrer une prison pleine à craquer: les autorités en font une question de cohérence politique !

Mais de quelle cohérence parle-t-on? De celle qui consiste à satisfaire la demande sécuritaire par un discours et des pratiques musclées. Ce populisme ne tient pas compte de la réalité: Champ-Dollon est une poudrière prête à exploser où les conditions de détention sont indignes, d'autant plus s'agissant d'un des pays les plus riches au monde. L'autre constat, c'est que la machine répressive s'auto-alimente: plus on multiplie les arrestations et plus il faudra construire de prisons. Au détriment de l'éducation, du social, de la santé...

Cette machine est vorace et se cherche de nouvelles chairs à broyer, comme le démontre la pratique des instances répressives que Le Courrier avait révélée: embastiller des étrangers au seul motif qu'ils n'ont pas de papiers. Le but serait de mener la vie dure aux délinquants multirécidivistes impossibles à renvoyer dans leur pays. Mais plusieurs cas, dont deux que nous documentons dans cette édition, prouvent que le spectre des clandestins visés est plus large.

En plus de la peur du renvoi, les sans-papiers doivent maintenant craindre le séjour en prison. Décidément, l'opulente Suisse pousse loin la recette de l'esclavagisme moderne: précariser et criminaliser les étrangers prétendument indésirables afin qu'ils acceptent docilement leur statut de main-d'oeuvre corvéable à merci. Outre des clandestins, Champ-Dollon accueille toute une série de détenus arrêtés pour des délits de moindre importance. «On arrête trop à Genève», constatait sur les ondes de la RTS François Canonica, le bâtonnier de l'Ordre des avocats genevois. Le matraquage pénal et les arrestations massives n'ont jamais réduit la délinquance ni la récidive, ajoutait-il. Son message est fort: «Il ne faut pas construire plus de prisons, mais moins arrêter et développer les peines alternatives, comme le bracelet électronique!» C'est sûr, vu sa fonction, il est plus difficile pour les autorités de faire la sourde oreille que quand l'antienne est entonnée par de prétendus doux rêveurs progressistes...

Mais il en faudra davantage pour déstabiliser le duo libéral-radical Jornot-Maudet. Un incident qui transformerait la poudrière carcérale en véritable incendie? Pas forcément. A Genève, la complaisance envers certains membres de l'exécutif est à la mesure de l'acharnement contre certaines de leurs collègues.



Travailleurs victimes de la directive Jornot

GENÈVE - Deux travailleurs sans papiers sont condamnés à de la prison ferme. Une nouveauté dans l'application de la loi sur les étrangers.

article - SARAH BUDASZ

Une directive du procureur général Olivier Jornot invite les procureurs à appliquer des peines de prison ferme pour séjour illégal. Édictée par le parquet en octobre 2012 (comme révélé par Le Courrier du 19 mars), cette directive représente une nouveauté au regard de la pratique genevoise et va de pair avec la politique répressive du nouveau procureur général.

Ivone et Luciano en font aujourd'hui les frais. Brésiliens, ils vivent à Genève depuis huit ans et y travaillent, respectivement comme coiffeuse et ouvrier dans le bâtiment. En décembre 2012, lors d'un contrôle de police, ils sont interpellés. Déjà condamnés pour séjour illégal, ils sont alors considérés comme «récidivistes» et écopent de deux mois de prison ferme. Ayant fait opposition à leur ordonnance pénale, ils restent aujourd'hui dans l'attente du jugement du Tribunal de police, qui confirmera ou infirmera cette peine. Une menace, celle de la privation de liberté, jugée absurde par leur avocat, Me Gabbai: «La seule chose reprochée à mes clients est de se trouver en Suisse et d'y travailler sans bénéficier des autorisations idoines. Ils n'ont fait que survivre en se procurant, honnêtement, les moyens de leur subsistance. Il apparaît disproportionné et inopportun de leur infliger une peine de prison.»

«Nous voulons une vie normale»

Alors que les peines de prison ne devaient s'appliquer qu'aux délinquants en situation illégale, elles frappent aujourd'hui des «récidivistes» étrangers dont la seule infraction est justement celle à la loi sur les étrangers (LEtr). «Ces peines sont la conséquence logique de la directive du procureur général», souligne Me Gabbai. Pis, elles remplacent l'Office cantonal de la population (OCP) par le Tribunal de police: «Ces décisions tendent à substituer le droit pénal aux mesures administratives en matière de séjour illégal. Or, mes clients, contrairement à ce que la Police leur a indiqué, n'ont pas fait l'objet d'une décision de renvoi de l'OCP On criminalise les travailleurs clandestins pour les inciter à s'en aller.»

Soutenus par le syndicat Unia, qui a lancé un comité et une pétition de soutien ayant récolté près de 500 signatures, les deux travailleurs expriment leur angoisse face à cette situation précaire: «C'est une situation difficile pour nous, moralement. Nous voulons être capables de sortir dans la rue sans nous sentir comme des criminels et travailler normalement. Nous voulons pouvoir aller et venir au Brésil pour voir notre famille. Nous voulons juste une vie normale», raconte Ivone.

«Travailler n'est pas un délit!» martèle Silas Texeira, secrétaire syndical d'Unia. «Nous ne pouvons pas laisser les travailleurs être ainsi criminalisés. Tous les travailleurs contribuent à l'économie suisse. C'est une question économique et politique.»

Une vision qui influe également sur la politique pénale, d'après Me Gabbai: «Les partis, surtout de droite, mais pas seulement, travaillent à la remise en cause des jours-amendes, en vigueur depuis 2007, qu'ils ne considèrent pas comme une sanction suffisamment grave. Infliger systématiquement des peines privatives de liberté va dans le sens de leur politique. Monsieur Jornot anticipe ainsi une réforme du Code pénal souhaitée par son parti notamment.» I



12% des personnes incarcérées le sont pour absence de titre de séjour

CHRISTIANE PASTEUR

En avril, sur les 167 nouvelles personnes entrées à la prison de Champ-Dollon, 72 étaient poursuivies pour infraction à la Loi sur les étrangers (LEtr), dont 20 pour cet unique motif. Ces chiffres, révélés hier par la Tribune de Genève, nous sont aujourd'hui confirmés par Patrick Baud-Lavigne, nouveau secrétaire adjoint du Département de la sécurité*.

«La police n'arrête pas des étrangers au seul motif qu'ils sont étrangers, mais parce qu'ils sont soupçonnés d'autres délits», explique Patrick Baud-Lavigne qui a procédé à l'épluchage des statistiques du mois dernier. «Il n'y a pas de directive auprès de la police pour faire la chasse aux étrangers en situation irrégulière, mais il est vrai que les contrôles ont été renforcés.»

Pourtant, avec 12% d'incarcération pour ce seul motif en avril, il semble que le phénomène prenne de l'ampleur. «Les personnes incarcérées au seul motif de la Letr sont toujours des récidivistes, qui ont pour l'essentiel déjà commis d'autres infractions au code pénal», assure Vincent Derouand, responsable de la communication du Pouvoir judiciaire. «Le Ministère public vise particulièrement le phénomène des multirécidivistes.»

L'exemple des deux Brésiliens soutenus par le syndicat Unia (lire ci-dessus) prouve qu'il existe des exceptions. «J'ai connaissance d'au moins cinq ou six cas similaires», assure Me Leuenberger, coprésidente de la section genevoise la Ligue suisse des droits de l'homme. «C'est une politique nouvelle mise en place par le procureur Olivier Jornot pour des motifs électoralistes. Elle est discriminatoire car elle vise une population en particulier.»

Mettre en prison des personnes dont le seul crime est d'être sans papiers est impensable aux yeux de l'avocate, vu le contexte de surpopulation carcérale. «Il ne s'agit pas de renoncer à arrêter, ni de remettre en liberté de dangereux criminels.


* Le Courrier avait invoqué, en mars déjà, la Lipad, pour connaître à la fois les ordonnances pénales se référant uniquement à la LEtr rendues pendant un an, ainsi que le contenu de la directive du procureur général relative à cette même LEtr. Cette demande est toujours pendante auprès du Pouvoir judiciaire.


article paru dans Le Courrier du samedi 11 et dimanche 12 mai 2013   n°107   pg.4
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